Imaginez un instant la situation suivante : un continent tout entier souhaite renoncer à la combustion de matières premières fossiles pour préserver le climat. Mais dans le même temps, l’incinération de produits issus de ces mêmes matières premières fossiles, notamment les matières plastiques, doit rester possible sans limitation ni conséquence. Que croyez-vous qu’il puisse advenir ? Exactement : sous couvert de « décarboniser l’approvisionnement en chaleur », on brûle encore plus de matières plastiques au lieu de les recycler et de les revaloriser comme il se doit, pour les réintroduire ensuite dans le cycle économique. Cerise sur le gâteau du greenwashing, l’incinération des plastiques pourrait même faire figure de mesure en faveur du climat.
Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre ce qui se joue. C’est pourquoi il est primordial de tarifer les émissions de CO2 provenant de l’incinération de déchets liés aux énergies fossiles. Or, pour des raisons de maintien d’une concurrence équitable entre états, cela n’a de sens qu’au niveau européen. Avec l’échange de droits d’émission, nous disposons en Europe d’un instrument particulièrement efficace qui, en tant que dispositif de régulation et de contrôle, peut contribuer à mettre en œuvre la transition énergétique sans pour autant compromettre le passage à l’économie circulaire. Le système européen d’échange de quotas d’émission est le chaînon manquant entre transition énergétique et réorientation des pratiques dans le domaine des matières premières.
Pourtant, les institutions européennes peinent à envoyer un signal clair dans cette direction. Mi-avril, le Parlement européen a officiellement approuvé le compromis tripartite, frileux et timoré, trouvé en décembre, selon lequel la valorisation thermique pourrait être intégrée au système européen d’échange de quotas d’émission à partir de 2028 – sous réserve d’un nouvel examen par la Commission. De nombreux points d’interrogation subsistent et rien n’est vraiment clair : cette valse-hésitation de Bruxelles a pour conséquence de repousser inutilement les investissements qui devraient être réalisés par le secteur du recyclage, l’industrie et les exploitants d’UVE (Unité de Valorisation Énergétique) pour mettre en œuvre le processus de transformation. Or ceux-ci se chiffrent en milliards. Et, dans la lutte contre le changement climatique, le temps nous est compté.
La valorisation du plastique aujourd’hui : produce, use and throw away
Malgré les succès enregistrés ces dernières années, la chaîne de valeur du plastique demeure en grande partie un processus classique et linéaire, fondé sur le principe du « produce, use and throw away » (produire, utiliser et jeter).
Selon la dernière étude de Conversio (en allemand), l’industrie allemande du plastique a usiné très exactement 14 millions de tonnes de plastique en 2021. Près de 84 % de ce volume – soit environ 11,8 millions de tonnes – étaient issus de matières premières fossiles. Seuls 16 % des produits plastiques, soit 2,3 millions de tonnes, provenaient de matières recyclées et de la réutilisation de déchets secondaires.
5,7 millions de tonnes de plastiques ont été jetées la même année, dont 3,2 millions de tonnes d’emballages plastiques, dont l’utilisation est généralement très limitée dans le temps. Avec 1,8 million de tonnes, seul un tiers des déchets plastiques a été recyclé en 2021, tandis que 3,6 millions de tonnes, soit deux tiers des déchets plastiques, ont été incinérés – parmi lesquels 2,1 millions de tonnes dans des incinérateurs, toujours selon Conversio.
Usinage du plastique 2021 (Source: Conversio)
Incinérer nos déchets à base de matière plastique revient en fait à utiliser des énergies fossiles par le biais du plastique. Et sans un signal clair en matière de tarification du carbone envoyé à l’ensemble de la chaîne de valeur, il y a peu de chances que les choses changent. Au contraire, la pression exercée par le secteur de l’énergie risque de conduire à l’incinération d’un volume encore plus important de matières plastiques, au lieu d’en réduire la quantité.
En d’autres termes : La production de matières plastiques repose encore très largement sur des matières premières fossiles et nous éliminons la majeure partie des plastiques usagés en les incinérant.
Modes de gestion des déchets plastiques post-consommation 2021 (Source: Conversio)
L’impact de l’incinération des plastiques sur le climat est considérable
Selon une étude réalisée pour le gouvernement fédéral, les matières plastiques sont responsables de 87 pour cent des émissions de CO2 d’origine fossile produites par les incinérateurs de déchets. Cela s’explique par la forte teneur en carbone des plastiques. Lors de la combustion, le carbone (C) réagit avec l’oxygène (O2) et génère du dioxyde de carbone (CO2). En règle générale, l’incinération d’une tonne de déchets mélangés produit environ une tonne de CO2. La combustion des plastiques, elle, produit deux tonnes de CO2 par tonne incinérée, soit le double. Et pour certains types de plastiques, ce chiffre est encore plus élevé. On peut atteindre jusqu’à 2,5 tonnes de CO2 par tonne de plastique incinéré.
Émissions de carbone d’origine fossile pour certaines catégories de déchets. (Source: Enverum, et autres)
Les 2,09 millions de tonnes de plastiques post-consommation qui, selon Conversio, ont été incinérées dans des UVE (Unité de Valorisation Énergétique) en Allemagne en 2021 ont ainsi généré au moins 4,18 millions de tonnes de CO2. Le Parlement européen estime que l’UE produit chaque année environ 26 millions de tonnes de déchets plastiques. Selon les statistiques officielles, 42,6 pour cent de ce volume est incinéré. Cela représente environ 11 millions de tonnes de plastique, dont l’incinération génère chaque année au bas mot 22 millions de tonnes de CO2 .
Cela ne nuit pas seulement au climat. L’UE se prive également de revenus considérables issus de la vente de certificats d’émission alloués aux États membres afin de promouvoir la transition verte. En effet, le niveau actuel du marché des certificats européens d’échange de quotas d’émission (EUA) avoisine les 90 euros par tonne. Avec 22 millions de tonnes de CO2 générées par l’incinération des plastiques, l’UE se prive, compte tenu du niveau de prix actuel, de recettes annuelles équivalentes à près de deux milliards d’euros.
Le système européen d’échange de quotas d’émission : un changement de paradigme pour l’économie circulaire
Dans le système de l’économie circulaire, le prix est un critère décisif qui détermine en grande partie le chemin emprunté par un flux de matières. Le système européen d’échange de quotas d’émission aurait donc le potentiel pour changer radicalement la donne dans le secteur de l’économie circulaire et pour initier un processus de transformation de grande ampleur qui non seulement améliorerait, à terme, considérablement le recyclage des plastiques, mais instaurerait également de nouveaux modèles commerciaux tout au long de la chaîne de valeur.
Tout d’abord, la fixation du prix des certificats à 90 euros se traduirait par une hausse du coût de l’incinération des plastiques d’environ 180 euros par tonne. Cette augmentation des coûts est si massive qu’elle contraindrait les exploitants des incinérateurs à la répercuter sur leurs fournisseurs si ces derniers persistaient dans leur souhait de valoriser thermiquement leurs déchets mélangés contenant des matières plastiques. Par la suite, les prix relatifs à la valorisation thermique seraient modulés en fonction de la quantité d’émissions de carbone d’origine fossile qui en découle. Un tel système tarifaire, différencié et modulé, pourrait être rendu possible grâce à de nouvelles méthodes de mesure et d’analyse.
A titre de solution alternative, les exploitants d’UVE pourraient proposer à leurs clients, en fonction des prix des certificats en vigueur sur le marché européen, de procéder, à postériori, au tri des déchets mélangés reçus pour orienter la partie plastique – dans la mesure du possible – vers un recyclage mécanique ou chimique. Le captage et la valorisation du CO2 permettraient par ailleurs de créer de nouveaux modèles commerciaux respectueux du climat, qui de toute évidence n’auraient pas pu voir le jour sans le concours du système européen d’échange de droits d’émission.
Les fournisseurs, quant à eux, répercuteraient les coûts supplémentaires sur leurs clients. Ces derniers auraient ainsi tout intérêt à pratiquer le tri de leurs déchets et, dans la mesure du possible, à les faire recycler. Cette pratique de collecte séparée et de recyclage serait non seulement la méthode de valorisation la plus respectueuse de l’environnement et du climat mais également la plus économe en ressources et la plus judicieuse sur le plan économique.
Dans le même temps, les industriels, notamment les fabricants de produits plastiques à cycle de vie court tels que les emballages, seraient plus enclin à lancer sur le marché des emballages entièrement recyclables, puisque dans le cas contraire, les clients en aval de la chaîne de valeur auraient à supporter des coûts d’élimination très élevés.
Pourquoi la loi allemande sur l´échange national de quotas d’émission de gaz à effet de serre n’est pas une solution
Toutefois, l’attribution d’un prix au carbone ne peut s’avérer bénéfique que dans le cadre du système européen d’échange de quotas d’émission. Lui seul, en effet, garantit des prix de certificats uniformes dans toute l’Europe et donc des conditions-cadres identiques pour l’ensemble des exploitants en Europe. À cet égard, le système national de « taxe carbone » introduit en Allemagne par l’amendement de la loi sur l’échange national de quotas d’émissions de gaz à effet de serre (BEHG en allemand) à partir de 2024 pour la valorisation thermique des déchets n’est pas une solution. Bien au contraire : cette loi augmente le coût de la valorisation thermique au seul niveau national et n’entraînera donc pas d’augmentation collective du tri sélectif et du recyclage des plastiques. Au lieu de cela, la loi allemande (BEHG) incite au contraire à traiter de manière très rudimentaire les déchets mélangés et hétérogènes pour sous-traiter ensuite leur incinération dans d’autres pays européens en tant que « combustibles de substitution » où ils génèreront des émissions nocives pour le climat sans être soumis à la moindre taxation carbone.
Pire encore, cette loi nationale risque d’inciter les différents acteurs à profiter encore davantage de l’écart de prix existant entre les pays européens pour stocker illégalement leurs déchets quelque part en Europe. Le résultat serait aux antipodes d’une économie circulaire durable et de qualité : un véritable tourisme des déchets visant une élimination à moindre coût.
La transition énergétique et la réorientation des pratiques dans le domaine des matières premières sont deux facettes d´une même médaille. Pour préserver le climat, il nous faut agir sur les deux niveaux. Mais pour qu’ils ne se fassent pas mutuellement obstacle, nous devons tenir compte du fait qu’ils sont étroitement liés. Le système européen d’échange de quotas d’émission est le chaînon manquant qui permettra de concilier la transition énergétique avec une économie circulaire durable dans le secteur du plastique.
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